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ENIGME FUNESTE

Difficile de ne pas éprouver un sentiment étrange face à l’œuvre la plus célèbre du peintre belge Fernand Khnopff. Entre fascination et gêne, ce tableau n’a, depuis sa réalisation en 1896, jamais laissé les observateurs, les critiques et les analystes indifférents. Certains d’entre eux ont vu dans la nouvelle de Balzac ''Une passion dans le désert'', publiée en 1830 dans la Revue de Paris, une inspiration picturale : il y fait le récit d’un soldat napoléonien livré à lui-même dans le désert d’Egypte, et séduit par le charme d’une panthère, qui devient sa compagne. En ce sens, les similitudes entre la description de l’animal et du lieu du récit par Balzac et la représentation de Khnopff sont en effet saisissantes. D’un point de vue typiquement symboliste par ailleurs, d’autres y ont cerné une référence mythologique bien connue et chère à plusieurs artistes du XIXème, ainsi qu’une réflexion poussée sur la féminité et la part d’androgynie funeste cachée en chaque homme. 

 

A première vue, la représentation de Khnopff fait écho au mythe d’Œdipe, dont le récit de la confrontation avec le sphinx a particulièrement nourri l’imaginaire de certains artistes de l’époque. Le tableau d’Ingres d’abord, en 1808, par un ensemble de jeux de symboles érotiques dont il a le secret, suggère une relation de domination sexuelle étonnante : remarquez par exemple la poitrine relevée de la sphinge face au symbole phallique que représente le doigt dressé d’Œdipe. A sa suite, Gustave Moreau, en 1864, s’en inspire, et propose une version qui met plutôt en avant le rapport d’affrontement et de défi qui lie les deux protagonistes. 

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Khnopff semble, quant à lui, réinterpréter cet épisode d’un point de vue tout à fait différent : si son Œdipe vêtu d’une toge et armé de son sceptre n’est pas détonnant, il préfère cependant représenter le corps de la sphinge non pas par celui d’un lion ou d’un chat, mais par celui d’un guépard. Ce choix peu conventionnel offre une nouvelle clé de lecture au reste du tableau : en effet, le guépard a la particularité, selon ses dires, de « ramper comme un serpent », représentation classique du Diable. Ainsi, Khnopff ne se borne pas à renouveler l’iconographie du mythe d’Œdipe ; il va plus loin, en faisant du sphinx le personnage central du tableau - il en occupe les deux tiers - et la quintessence de ce que représente la Femme aux yeux des artistes symbolistes : une figure suave, tel que le suggèrent le mouvement souple du corps de l’animal et son pelage doux ; un symbole de séduction et de plaisir, que l’on discerne tout à fait dans l’air d’extase de la sphinge, laissant peu de chance de survie à une figure masculine entièrement soumise, emportée par son désir, et qui trouble par le vide de son regard. Le tout semble générer une attraction irrépressible, un rappochement des corps et des visages, comme s’ils se fondaient l’un dans l’autre. La Féminité devient un monstre, une déesse à l’oeil funèbre, synonyme de déchirement entre droiture et plaisir, symbole simultané de beauté et de souffrance, d’extase et de déchéance. La Femme de Khnopff, ici comme dans ses autres œuvres, est une Femme Fatale, au sens propre comme au figuré : séduisante et séductrice, mais sans merci et sans échappatoire. 

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Mais si l’on pousse l’analyse plus loin encore, on s’aperçoit que l’étrangeté presque malsaine du tableau ne réside pas tant dans son thème ou sa composition, mais plutôt dans la représentation étonnante des visages côte-à-côte des deux personnages, qui semblent très similaires... Khnopff aurait-il pris, par habitude, sa sœur Marguerite comme modèle pour peindre la sphinge mais aussi l’homme ? La ressemblance troublante des deux figures met en lumière l’un des traits significatifs de la vision de Knopff : l’ambivalence de la nature humaine, déchirée d’une part par la droiture, la morale et la grandeur masculine, et d’autre part par le plaisir, le trouble et l’abandon féminin, qui concourent à sa perte. Chez Khnopff, les deux personnages ne font plus qu’un : comme l’Androgyne décrit par Platon dans le Banquet, il devient une seule créature dotée de « quatre bras, quatres jambes et deux visages (...) parfaitement semblables ». L’être humain, quelque soit son sexe, apparaît alors comme fondamentalement androgyne, ni homme, ni femme, mais tiraillé perpétuellement entre les deux extrêmes ; comme la figure masculine de Khnopff, raidie par la morale, mais glissant sans se retenir dans la douceur et le plaisir de l’étreinte qu’offre la créature homme-animal. 

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Des Caresses, ou l’Art ou le Sphinx restera le plus grand chef d’œuvre de Fernand Khnopff, mais aussi l’une de ses représentations les plus troublantes, mettant l’observateur, conscient ou non, devant ses paradoxes : celui d’être à la fois homme, femme, pour devenir finalement, selon les termes de Platon, « un tout complet ». 

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Des Caresses, ou l'Art, ou le Sphinx, Fernand Khnopff, 1806

Artwork analysis for Balibart, 2014

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